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Qui est Roger Sahyoun, le bâtisseur-milliardaire qui n’aimait pas les projecteurs ?

Tanger Med c’est lui, Dakhla Atlantique c’est lui, la vallée du Bouregreg c’est encore lui… depuis plus de cinq décennies, ce grand patron marocain d’origine palestinienne a fait de SOMAGEC un leader national et continental des grandes infrastructures portuaires, sans jamais se départir d’une discrétion presque maladive. Qui est-il ?

La scène se déroule le 2 novembre au siège de SOMAGEC, dans une salle d’aspect modeste où l’on repère une rangée de planches de surf multicolores. Le président du groupe, Roger Sahyoun, contrairement à ses habitudes, se plie à l’exercice de la photo de famille. Entouré de ses futurs “business partners”, il esquisse un sourire presque forcé. C’est que l’homme n’est pas du tout friand de l’attention médiatique. Pendant près de cinq décennies, il a soigneusement évité d’attirer sur lui la lumière crue des spotlights. Mais ce jour-là, le contrat qu’il décroche est tripartite et les usages en la matière commandent un minimum d’exposition.

C’est en partenariat avec le géant dubaïote Ducab, leader dans le secteur des solutions énergétiques aux Émirats arabes unis, que le PDG de SOMAGEC décroche un mirifique contrat de construction “de plus de 400 km de lignes de transmission de 220 kV pour aider à l’électrification de l’Angola”, selon le communiqué officiel. SOMAGEC posera les lignes de transmission et Ducab fournira 2000 kilomètres de lignes de transmission aériennes, “ainsi que des câbles à haute, moyenne et basse tension au secteur énergétique Angolais”. Objectif : disséminer en moins deux ans l’énergie produite par quatre centrales hydroélectriques angolaises à l’essentiel du pays.

Mais ce deal, pour impressionnant qu’il paraisse, n’est que le dernier d’une longue liste de chantiers que SOMAGEC entasse dans son escarcelle depuis un demi-siècle. Dakhla Atlantique, la lagune de Marchica, de nombreuses Marinas… Somagec est de tous les grands projets d’infrastructures de l’ère Mohammed VI. Au coude à coude avec son alter ego, tantôt rival, tantôt partenaire sur des chantiers, la SGTM, SOMAGEC a pu monter en gamme, offrant au Maroc le luxe de confier des marchés stratégiques à un acteur national plutôt qu’étranger.

Roger l’Africain

Derrière cette ascension, un homme, Roger Sahyoun. Peu connu du grand public, il s’est distingué à l’occasion des tournées africaines de Mohammed VI. Fin connaisseur du continent où il s’est investi en pionnier, il fait fructifier ses réseaux pour le bénéfice de la marque Maroc. Au début des années 2000, Sahyoun a déjà un pied en Guinée équatoriale, où ses relations privilégiées avec le sulfureux président Teodoro Obiang Nguema Mbasogo lui ouvrent les portes de nombreux marchés, dont la réalisation du réseau d’eau potable de Bata, les ports de Kogo et de Malabo, la piste d’atterrissage de l’aéroport d’Annobon, etc. À travers sa filiale SOMAGEC GE créée en 2005, Sahyoun a employé jusqu’à 2500 salariés en Guinée équatoriale.

“Il a eu le réflexe de voir au-delà de nos frontières avant tout le monde, alors qu’il dominait au Maroc”

Un opérateur du BTP

En 2009, il confiait à Jeune Afrique que son objectif au Maroc, contrairement à l’Afrique subsaharienne, n’était “pas de faire du chiffre pour le plaisir de faire du chiffre, mais de se présenter sur des projets ciblés, de préférence assez techniques”. À l’époque, le volume d’affaires de SOMAGEC en Guinée équatoriale dépassait déjà le milliard d’euros, contre 150 millions d’euros au Maroc. Il faut dire que les tropismes africains de Sahyoun précèdent de loin l’intérêt accru que les grandes entreprises nationales auront pour le continent sous l’impulsion royale pendant les années 2010. Conseiller très écouté du président sénégalais Abdoulaye Wade, Sahyoun décroche en 2006 le projet d’extension du port de Dakar.

Il a eu le réflexe de voir au-delà de nos frontières avant tout le monde, alors qu’il dominait au Maroc”, note un opérateur marocain du BTP. De fait, l’expertise éprouvée de SOMAGEC dans les installations portuaires et maritimes en a tôt fait un acteur incontournable. Au moment où il entame ses premiers chantiers africains, il est déjà impliqué dans l’essentiel des infrastructures portuaires du royaume : la vallée du Bouregreg, la Marina de Casablanca, Tanger Med. Pour ce grand passionné du littoral, qui peut passer des heures à deviser sur la mer et dont le surf est une marotte familiale, bâtir des infrastructures pérennes est une affaire de patriotisme.

Jamais vous ne l’entendrez parler argent ou de sa volonté de concourir pour tel ou tel marché, nous confie un des ses intimes, en revanche dès que vous le lancez sur la géostratégie maritime, les enjeux d’un aménagement idoine de notre littoral atlantique et ce que cela peut conférer comme soft power au Maroc, il devient intarissable”, poursuit notre interlocuteur.

Fait étonnant, la spécialisation portuaire et maritime du groupe a été le fruit d’une sorte de hasard. Initialement fondée par le patriarche Rizkallah Sahyoun, père de Roger, SOMAGEC était à mille lieues de ce qui deviendrait sa vocation première.

De la Palestine à Casablanca

Tout commence en effet lorsque la famille Sahyoun s’installe à Casablanca dans les années 1920. Le père de Roger n’a alors que six mois. C’est lui qui, en 1967, fonde la Société maghrébine de génie civil (SOMAGEC). Rizkallah Riad Sahyoun, Palestinien d’obédience chrétienne, est un visionnaire doublé d’un travailleur infatigable. Ce dernier confiait en 2010 à la journaliste Christelle Marot n’avoir “jamais pris un jour de congé en vingt ans”. Chef de tribu, il associe les membres de sa famille à la gestion de l’entreprise qu’il jure “ne jamais introduire en Bourse”.

Le business se porte plutôt bien les premières années, mais il changera de dimension lorsque le fils de Rizkallah, Roger, revient de France en 1972. Ingénieur, diplômé de l’École spéciale des travaux publics, Roger Sahyoun opère un virage stratégique, concentrant les activités de l’entreprise familiale sur les grandes infrastructures portuaires et maritimes. À l’époque, le Maroc dépend des compagnies étrangères pour se doter des infrastructures de bases.

La récente annonce royale de la création d’un pôle économique afro-centré le long du littoral atlantique laisse entrevoir des opportunités de deals lucratifs pour SOMAGEC.

Avec la montée en puissance de SOMAGEC, le royaume peut désormais compter sur un acteur national de génie civil capable de faire le job. Roger Sahyoun travaille sur ses premiers marchés publics, mais c’est en décrochant l’aménagement des quais du port de Casablanca que le business décolle. S’en suivra une séquence faste où l’entreprise enquillera des marchés de plus en plus importants et se positionnera de facto au cœur des enjeux de développement du pays.

L’entreprise, qui plus est, parvient à fédérer un personnel polyvalent et immédiatement opérationnel. Ingénieurs, techniciens, ouvriers, marins, plongeurs professionnels… selon la nature du chantier, SOMAGEC mobilise une force de frappe humaine multidisciplinaire, ce qui lui permet de livrer des projets clefs en main, d’opérer sur plusieurs chantiers en même temps et de peaufiner une track record déjà bien fournie.

Liste non exhaustive de ses réalisations les plus notables : Tanger Med 1 et 2, les Marinas de Tanger, Casablanca, Agadir et Saidia ; le port de croisière de Tanger ville, le chantier naval de Casablanca, le port militaire de K’sar Sghir, l’aménagement de la lagune de Marchica ainsi que tous les émissaires en mer du Maroc.

L’ambition jamais tarie de Sahyoun et sa diversification, au-delà du maritime, dans la construction de routes, de parcs éoliens, de ponts, de travaux de génie civil, industriel, sanitaire et électromécanique, lui ont valu un Wissam remis des mains du roi en 1999.

Contraintes africaines

Ayant acquis une expertise solide dans les chantiers complexes, la SOMAGEC se positionne de plus en plus fortement au-delà des frontières marocaines. En témoigne, petit exemple, la construction du terminal de stockage du parc industriel de Damerjog, à Djibouti. Le groupe est même actif au Paraguay où il dispose d’une filiale. Mais la SOMAGEC doit composer avec un environnement concurrentiel féroce, surtout en Afrique, où les Léviathans du BTP chinois et européens cumulent les avantages comparatifs.

Dans une interview accordée en 2019 à Afrimag, Roger Sahyoun faisait état de fortes rivalités sur les marchés du continent : “Sur un plan purement technique, SOMAGEC n’a rien à envier à aucun concurrent dans son domaine d’activité. En effet, depuis des décennies, nous réalisons des ouvrages complexes, notamment portuaires, et ce, selon les standards internationaux et à la grande satisfaction de nos donneurs d’ordre, notamment le respect des budgets et les calendriers qui nous ont été impartis. En revanche, le volet financement devient un élément de décision persuasif pour les donneurs d’ordre, pour ne pas dire exclusif chez certains. Les Chinois et les pays occidentaux disposent d’outils financiers appropriés pour accompagner leurs acteurs nationaux à l’export. Depuis l’an 2000, on assiste en Afrique à une présence de plus en plus timide des entreprises européennes au profit des groupes chinois de façon invasive dans tous les secteurs.”

Si les groupes chinois proposent des packages allant du financement intégral du projet sous forme de prêts concessionnels, par exemple, jusqu’à sa livraison, les groupes marocains jouant des coudes en Afrique doivent composer avec le talon d’Achille qu’est le financement. “Malgré la présence de groupes bancaires marocains dans de nombreux pays d’Afrique, les modalités de financement se font aux conditions locales, les banques ne privilégient pas les opérateurs nationaux”, nous confie l’ancien DG d’une filiale de banque marocaine en Côte d’Ivoire. Mais en dépit de cette contrainte, Roger Sahyoun demeure déterminé à intervenir au sud du Sahara.

La récente annonce royale de la création d’un pôle économique afro-centré le long du littoral atlantique laisse entrevoir des opportunités de deals lucratifs pour SOMAGEC, déjà adjudicataire avec la SGTM du port commercial de Dakhla Atlantique, un projet estimé à 12,5 milliards de dollars.

La centralité de SOMAGEC dans l’écosystème des infrastructures nationales s’est davantage ancrée avec le récent projet d’interconnexion des bassins du Sebou et du Bouregreg. Ce chantier titanesque de 6 milliards de dirhams, détournant l’excédent d’eau du bassin du Sebou pour approvisionner l’axe Rabat-Casablanca et ses 12 millions de consommateurs, a été réalisé en moins de neuf mois. “Une prouesse”, décrit un ingénieur hydraulicien impliqué dans le projet. Livrée en août 2023, l’interconnexion a démontré le savoir-faire des acteurs nationaux du génie civil dont SOMAGEC a fait partie, avec encore une fois la SGTM et STAM-SNCE.

Farouchement attaché à sa vie privée, Sahyoun, dont la fortune personnelle lui garantirait une bonne place dans le classement Forbes africain, a choisi la voie de la discrétion. À la tête d’un groupe fort d’actifs de plus de 2 milliards de dirhams, il demeure un adepte des plaisirs simples. Celui qui voue un véritable culte à la mer et aux vagues comme son fils Jérôme, passionné de surf de gros, a plus de chance d’être repéré dégustant un tagine aux sardines avec ses petits enfants sur un spot de la côte atlantique que dans un des salons mondains de la capitale économique. Son évitement des feux de la rampe lui a jusqu’ici plutôt bien réussi.

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